L’alternance démocratique du pouvoir en Afrique se pose toujours avec acuité. Malgré des engagements pris par les dirigeants, ils sont nombreux, ceux parmi eux qui violent la Constitution ou refusent de passer la main. La situation débouche parfois sur des crises violentes avec comme premières victimes les populations et le progrès des pays africains. Dans cette interview, Mohamed 3 Kaba, Juriste et Professeur d’universités en Guinée explique les raisons de cette difficile alternance démocratique en Afrique ainsi que des propositions pour réussir les transitions politiques sur le continent.
ledeclic.info : quels regards portez-vous aujourd’hui sur le processus démocratique en Afrique ?
Il faut dire tout d’abord que, de façon générale, la démocratisation du continent africain date de 1990. Cela depuis le discours de La Baule à partir duquel la France a clairement défini sa position, celle d’apporter son aide seulement aux Etats qui accepteraient les principes de la démocratie. Ce fut un discours qui a marqué les esprits des chefs d’Etats africains parce que, quelque part, leur soutien dépendait pour beaucoup de la France étant donné que ce sont des Etats qui ne pouvaient pas eux-mêmes se soutenir financièrement. Donc l’aide de la France étant un impératif, les chefs d’Etats étaient obligés de prendre cette déclaration en compte. Aujourd’hui, on peut dire que l’Afrique est nouvelle dans la démocratie parce que les Etats qui sont cités de nos jours comme des exemples en la matière, ont eux-aussi leur histoire, leur évolution. C’est le cas de la France, des Etats-Unis ou de l’Angleterre qui ont amorcé ce processus il y a des siècles. Donc en se basant sur le temps, on peut être amené à dire que le régime démocratique a été importé en Afrique cela ne date pas de très longtemps. Par conséquent, la pratique démocratique n’est pas encore totalement ancrée à tel point qu’on puisse psychologiquement ou moralement se dire : ce régime s’impose à nous, sans se référer à un texte de lois. Alors, vouloir comparer le niveau de démocratisation des Etats africains à celui des autres, c’est ne pas prendre en compte le temps que ces Etats ont fait dans ce régime-là par rapport à l’Afrique. Ainsi, au regard de leur évolution, on peut aisément penser que, dans les Etats comme la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis, il y a des questions qui ne se posent plus par rapport à la démocratie, non pas parce que ce sont les textes de lois qui règlent ces Etats, mais parce qu’il y a une pratique qui existe déjà et à laquelle tout le monde est habitué. L’autre aspect, c’est que du fait que le régime a été importé, cela peut être un facteur qui puisse faire que jusqu’à présent les Etats africains ne s’en tirent pas bien ou ne sont pas cités comme de bons exemples en matière de démocratie. L’Afrique ne peut pas être alors comparée à l’Europe parce que l’Europe, c’est elle qui a façonné ce régime, qui l’a initié. Par contre, rien ne peut justifier aussi que jusque maintenant ces Etats africains ne soient vraiment pas encore véritablement démocratiques comme le souhaitent leurs peuples. Néanmoins, il faut reconnaître que la démocratie a suscité quelques avancées sur le continent. Grâce à cette démocratie, on peut exercer aujourd’hui des pressions pour que les dirigeants fassent plus d’ouverture et quelques concessions. S’il n’y avait pas cette démocratie-là, si on était restés dans l’Afrique des indépendances avec les régimes dictatoriaux où personne ne pouvait aspirer à la liberté, à l’alternance, à la pluralité, on ne saurait jamais mettre en place des institutions comme on le fait maintenant. Donc la démocratie a permis, en quelque sorte, à la population de mettre la pression sur les dirigeants pour qu’ils fassent mieux leur travail, de revendiquer plus de droits, d’exiger plus de redévabilité.
Ce sont donc les populations qui sont bien servies en grande partie ?
Oui parce que si on analyse très bien, ce sont les populations qui aspirent plus à ce régime démocratique – là que les dirigeants. Il y a un moment, une bonne partie du Maghreb a été secouée par ce qu’on a appelé le printemps arabe. Les populations avaient soif de liberté, de l’exercice d’un certain nombre de droits. Et c’est ce qui les a amenés à se révolter contre leurs dirigeants. Comme pour dire que quand les populations aspirent à la démocratie, cela n’a pas le même degré que l’aspiration des dirigeants alors que c’est l’inverse qui devrait être le cas. Autrement dit, ce sont les dirigeants qui devraient être préoccupés par l’enracinement de la démocratie. Si tel est le cas et malgré l’instauration récente de la démocratie, l’Afrique pouvait être citée comme un continent globalement démocratique. Mais comme ils ne semblent pas avoir d’intérêt, ils traînent toujours les pieds.
Qui parle de démocratie, parle de l’alternance du pouvoir politique. En quoi cette alternance est-elle importante aujourdhui pour les Etats africains?
L’alternance est un principe cardinal de la démocratie. Ce qui signifie que vous n’êtes pas venu au monde pour diriger les autres éternellement ou que vous n’avez pas le sang royal qui coule dans vos veines. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y a d’autres qui pourraient faire mieux que vous. D’où l’alternance. Autrement dit, si vous avez fait un temps, il faut laisser l’opportunité à d’autres aussi pour faire valoir leur talent. Chacun doit prendre part à la gestion de son Etat, selon ses capacités. Dans un Etat où cette alternance n’est pas assurée, cela veut dire que dans cet Etat-là, la démocratie n’est pas effective. A cela s’ajoute la pluralité idéologique, la pluralité institutionnelle.
Les revendications pour l’alternance sont légion ces derniers temps sur le continent. Mais toutes ou presque rencontrent des obstacles de la plupart des dirigeants. Pourquoi en Afrique, l’alternance du pouvoir politique est difficile dans certains Etats ?
Comme je l’ai dit tantôt, l’alternance démocratique du pouvoir peine à se concrétiser réellement en Afrique. Parce que les dirigeants, une fois au pouvoir, pensent qu’ils sont les seuls méritants, qu’ils sont les seuls à pouvoir bien faire. Du coup, ils se surestiment, ils se croient être investis d’une mission providentielle et ils gardent forcément le pouvoir même contre la volonté du peuple. Et ça, il y a beaucoup de raisons qui peuvent l’expliquer comme la fragilité de la démocratie elle-même. Cette fragilité est liée au fait que notre démocratie ne tient qu’à des textes. C’est dans la loi qu’on parle beaucoup plus de démocratie; c’est dans la loi que nous avons l’effectivité de la démocratie, mais dans la pratique régulière, la démocratie n’est pas encore suffisamment présente. C’est-à-dire sans les textes, on ne parlera pas de démocratie, parce que la pratique n’est pas là. Et pour que la démocratie soit ce que nous souhaitons, il faut que, nous-mêmes, nous soyons très disposés à respecter ses principes sans contrainte, ni coercition. Un président français ou américain ne tentera jamais de dépasser la limites de mandats. Pourquoi ? Parce que, bien avant qu’il soit au pouvoir, il a déjà la culture démocratique, il sait que quand il arrive à ce niveau-là, c’est la limite. Donc en aucun cas, il ne peut imaginer aller au-delà de ce qui lui est prescrit par la loi. Cela parce que moralement, culturellement, traditionnellement, le respect de ce principe n’est pas un problème. Ce qui n’est pas fréquent chez nous où ce sont les lois qui font vivre la démocratie.
Le deuxième facteur qui pourrait expliquer cette difficile alternance démocratique, c’est que les chefs d’Etats africains, une fois au pouvoir commettent des abus, des crimes économiques, des violations des droits de l’Homme. En un mot, ils posent des actes qui font qu’ils ont peur pour leur lendemain. Quand ils vont quitter le pouvoir, qui ils seront? Quel sort leur est réservé? En se posant la question, ils se maintiennent au pouvoir pour ne pas subir un lendemain désagréable. Ce fut le cas de Yaya Jammeh. Malgré sa défaite, que lui-même a reconnue d’ailleurs, il a voulu confisquer le pouvoir parce qu’il avait peur de ce qui pouvait lui arriver.
Le troisième facteur reste à se poser la question de savoir si les peuples africains eux-mêmes sont prêts à cette alternance? parce que souvent, il y a des tentatives qui se font, mais les peuples, vu qu’ils sont dociles ou passifs, ces chefs d’Etats arrivent à mettre en œuvre leur sale besogne, leur sale entreprise, et ils prospèrent. Parce qu’on critique plus qu’on n’agisse. Alors que le contraire ferait du mieux. Le cas du Burkina en est une parfaite illustration. Il a fallu que le peuple se réveille pour mettre fin au règne de Blaise Compaoré. Au lieu de critiquer, il a agi.
Le quatrième facteur, et cette fois, c’est le Droit qui peut l’expliquer, c’est la facilité dans la modification de la Constitution. Rappelons que la constitution est le statut de l’Etat. Donc la facilité de modifier cette Constitution explique aussi le manque d’alternance démocratique dans les Etats africains. Parce que les Constitutions sont parfois modifiées sans qu’on suive la procédure régulière. Alors que la Constitution est sacrée, pour la réviser, il faut se baser sur la même Constitution. Le cas en Guinée, en 2001, le président Général Lansana Conté a modifié la constitution sans respecter la procédure en la matière. A l’époque la procédure prescrite était que : aucun projet de révision de la constitution ne pouvait être soumis au référendum sans qu’il ne soit validé par l’Assemblée nationale par un vote. Ce qui n’a pas été le cas. Le projet est passé de façon illégale, on a modifié la constitution. Voilà des velléités qui expliquent le maintien de ces chefs d’Etats au pouvoir.
Que faut-il faire alors aujourd’hui pour que cette question de difficile alternance démocratique soit résolue en Afrique ?
Il faut des mesures exogènes mais aussi endogènes. C’est-à-dire à l’ interne et l’externe. Pour des mesures internes, c’est au peuple de résister; de dire aux dirigeants qu’ils ne sont pas venus au monde pour commander éternellement les autres, qu’ils ne sont pas providentiels. Cette résistance doit être effective. A mon sens, ce serait le meilleur moyen pour bannir ou mettre fin à cette violation répétée du principe d’alternance démocratique du pouvoir en Afrique. Il faut que le peuple agisse et qu’il dise non à ces hommes qui pensent que ce sont eux et eux seuls qui peuvent résoudre les problèmes du continent. Alors qu’il y a d’autres qui ont aussi plus de capacités à gérer et auxquels il faut donner la chance. En plus, la société civile doit prendre ses responsabilités et rester ferme sur la question d’alternance partout en Afrique comme ce fut le cas au Burkina.
Les mesures externes incombent surtout aux Etats européens. Certes, ils ne doivent pas violer la souveraineté des Etats – je suis contre l’ingérence à tout point de vue des Etats européens dans les questions africaines. Mais par rapport au respect de l’alternance, les Etats européens doivent aider l’Afrique ou le peuple africain à faire respecter ces principes par les dirigeants. En quoi faisant ? En refusant, par exemple, d’octroyer de l’aide à tout chef d’Etat qui refuserait d’observer le principe de l’alternance. Tout comme les organismes des Nations unies qui doivent aider les Etats africains pour que l’alternance soit une réalité. Parce que les citoyens font face aux chefs d’Etats qui tiennent la police, l’armée, la gendarmerie et peuvent mater la population pour faire accepter leur volonté.
Interview réalisée par Gassime Fofana