Forécariah : immersion au cœur du business de la nuit

Trois zones, trois mondes de misère et trois scènes anonymes : Plantation (TP), 8e Quartier (Tataqui 2) et Karakoro. Ce sont trois lieux discrets qui cristallisent une réalité que l’on préfère taire : celle d’une prostitution ancrée dans les marges, entre murs décrépis, matelas souillés et destins oubliés. Dans l’ombre, des jeunes femmes livrées à elles-mêmes tentent de survivre, sans filet ni secours.

Plantation (TP) : Un marché du désir dans une cour en ruine

Au cœur du quartier TP, le site surnommé « Plantation » est tristement célèbre. Une vaste cour poussiéreuse y abrite des cases en paille, une maison abandonnée, des arbres à l’intérieur de la cour, et surtout un grand bâtiment principal à l’allure lugubre — mi-bar, mi-chambre de passe. Derrière, des alignements de chambres sommaires, parfois sans lumière ni verrou, témoignent d’un quotidien précaire. Quand la nuit tombe, le lieu se métamorphose. Des jeunes filles parfois vêtues de simples pagnes moulants circulent à pas lents, guettant le regard des clients. Certaines s’installent sous un arbre à l’arrière du bâtiment, surveillant les allers et venues comme des sentinelles du soir. La plupart de ces jeunes femmes, âgées d’environ 25 à 30 ans voire plus, partagent une ou deux pièces, vivent à la débrouille. Le tarif : 50 000 GNF l’heure. La clientèle, elle, est bigarrée : chauffeurs de taxi, ouvriers, agents de sécurité en congé, jeunes du quartier. L’âge du client importe peu : ici, seul l’argent compte. « Tout le monde sait ce qui se passe à Plantation. Ces filles viennent de Sierra Leone, juste pour quelques jours ou y vivent, le temps de se faire de l’argent. Ce n’est pas tabou ici, leurs clients sont parmi nous », confie A., rencontré sous les bambous de la cour, non loin de l’entrée principale.

8ème Quartier : Entre tôles rouillées et effervescence nocturne

À l’arrière du stade préfectoral, le 8e Quartier bruit d’une activité que nul ne feint d’ignorer. Dans cette zone délabrée mais toujours fréquentée, trois cabarets en tôle rouillée forment un triangle d’effervescence permanente, aux abords d’un grand débit de boisson. À la tombée de la nuit, l’endroit devient impraticable : motos stationnées en désordre, musique à plein volume, ruelles saturées. Les filles s’y mêlent à la foule, debout aux angles, engagées dans des négociations furtives ou simplement assises, patientant. « Le tarif peut varier selon la nuit et la tête du client. Parfois c’est 50 000 GNF, parfois plus ou moins. Mais ce qui est sûr, c’est que tout le monde vient ici », murmure une habituée qui préfère l’anonymat.

Karakoro : un immeuble fantôme pour désirs clandestins

À l’écart, un immeuble R+1 inachevé se dresse comme un symbole d’abandon. Dans ce décor de béton nu, sans vitres ni plafonds achevés, une autre forme de prostitution se développe, plus silencieuse, plus brute. Le bâtiment principal, bar de fortune, s’ouvre sur une cour centrale où trônent quelques arbustes maigres et une latrine en tôle, insalubre et à ciel ouvert. Les prostituées qui y opèrent sont toutes anglophones, venues du Liberia ou de Sierra Leone. Aucune ne parle français. Ici, les mineures prostituées sont très nombreuses. Les discussions sont brèves, le commerce direct. Le tarif, plus bas qu’ailleurs, varie de 40 000 à 100 000 GNF selon les services ou les déplacements. Plus troublant encore, des jeunes garçons parfois mineurs  s’y aventurent en quête d’expériences tarifées. Un maître ouvrier du coin, S., raconte : « il y a des enfants qui viennent chez nous chercher du boulot de manœuvre. Dès qu’ils ont un peu d’argent, ils disparaissent. Un jour, j’ai surpris un groupe de jeunes se moquant de comment ils avaient dépensé leur argent à Karakoro. »

Préservatif exigé, mais vigilance isolée

Malgré leur extrême précarité, certaines filles imposent une règle essentielle : le préservatif. Une protection minimale qu’elles assurent elles-mêmes. « Je le donne au client. Il doit le mettre. Sinon, je refuse », affirme une jeune femme de Karakoro, pagne noué à la taille, assise dans l’ombre d’un mur effrité. Mais cette vigilance est individuelle. Aucune ONG, aucun service de santé, aucun acteur social ne les accompagne. Pas de distribution gratuite, pas de dépistage, pas de soins.

 Entre VIH, grossesses et silence

 À Plantation, au 8ème Quartier, comme à Karakoro, les risques sanitaires sont majeurs. Les IST, le VIH, les violences sexuelles et les grossesses non désirées font partie du quotidien. Et pourtant, aucun centre de santé n’existe pour ces femmes, aucun programme de sensibilisation ne les cible.  « En six mois, personne ne m’a jamais parlé de test. Si un client refuse la capote, je devrais accepter parfois. J’ai un coin à payer, je ne peux pas perdre de l’argent », murmure une fille en anglais,  d’environ 16 ans, recroquevillée dans un coin de cour. Un boutiquier du centre-ville de Forécariah le confirme : « tout le monde sait que ces pratiques sans protection alimentent une hausse inquiétante des maladies infectieuses comme le VIH. Et pourtant, beaucoup d’hommes du coin continuent d’y aller. »

Une jeunesse « désespérée », une urgence sociale

Ces filles étrangères ne seraient pas là par plaisir. La plupart fuient la misère, l’instabilité, la faim ou des familles brisées. D’autres, Guinéennes, sont le produit d’un système scolaire à l’abandon, sans avenir professionnel, sans centre de formation, sans espoir. « J’ai quitté l’école à 15 ans. J’ai tenté le commerce, ça n’a pas marché. Aujourd’hui, au moins, je peux manger. Et j’envoie un peu d’argent à ma mère au village », raconte M.C, 24 ans, le regard fuyant.

Une réponse nécessaire, immédiate, multisectorielle

Ces zones de prostitution sont des poches de vulnérabilité extrême, des bombes sanitaires potentielles, et surtout, le miroir d’un échec social collectif. Par ailleurs, ce qui se passe à Plantation, au 8ème Quartier et à Karakoro n’est pas une fatalité. C’est une urgence nationale. Derrière chaque mur inachevé, chaque chambre louée, il y a une vie, une histoire, une jeunesse sacrifiée. Les autorités doivent agir, pas demain, mais maintenant.

 

Gassime Fofana

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