Depuis plusieurs années maintenant, les autorités successives de Guinée s’échinent à améliorer les conditions de vie des Guinéens. Des initiatives sont prises ça et là mais avec un faible impact sur l’essor du pays et la félicité de ses habitants. Beaucoup d’analystes estiment donc qu’il faut revoir la politique économique de la Guinée en mettant l’accent sur la bonne utilisation des ressources et sur l’amélioration de la gouvernance. C’est le cas de BILIVOGUI Pierre, doctorant en Finance, à l’Université d’Economie et de Droit de Zhongnan, en Chine. Dans un entretien à notre rédaction, il porte son regard sur l’économie guinéenne ainsi que sur le projet Simandou. Première partie !
www.ledeclic.info : quelle analyse faites-vous de l’économie guinéenne ?
BILIVOGUI Pierre : l’économie de la Guinée, à l’instar de nombreux autres pays africains riches en ressources naturelles, se caractérise par un paradoxe frappant. D’une part, le pays possède des ressources abondantes, particulièrement dans le secteur minier, et de l’autre, il fait face à des défis structurels et de gouvernance qui freinent son développement durable. C’est l’occasion, à travers cette interview, de mettre en lumière les politiques économiques de la Guinée, d’explorer les opportunités offertes par des projets stratégiques comme Simandou, et de proposer des solutions pour surmonter les défis actuels du pays.
I. Alors tout d’abord, quelle analyse faites-vous de la politique économique et financière de la Guinée ?
Je dirais que la politique économique et financière de la Guinée a évolué au fil des années, influencée par les changements politiques, les crises économiques mondiales, et les défis internes liés à la gestion de ses ressources naturelles. Depuis son indépendance en 1958, la Guinée a traversé plusieurs modèles économiques. Cependant, la récente transition vers une économie plus ouverte et diversifiée marque un tournant significatif, cherchant à éviter les erreurs du passé.
Mon analyse se concentre sur trois points essentiels, illustrés par des exemples concrets :
(1) Historique de la politique économique de la Guinée
Depuis l’indépendance, la Guinée a adopté une politique économique marquée par l’autarcie et l’industrialisation, notamment sous le régime d’Ahmed Sékou Touré. Cependant, après l’effondrement de ce modèle, les politiques ont évolué vers la libéralisation, l’intégration dans les marchés mondiaux, avec une attention particulière portée à l’exploitation des ressources naturelles, notamment la bauxite, l’or, et plus récemment le fer. Mais qu’en est-il des véritables retombées ? Loin de créer une prospérité durable, cela a plutôt conduit à une dégradation environnementale, une dépendance extérieure et une gestion financière défaillante. En somme, « tout pour moi, rien pour les autres ».
Sous le premier régime démocratique du président Alpha Condé, des réformes ont été entreprises pour renforcer la gouvernance, ouvrir l’économie aux investisseurs étrangers et améliorer la gestion des ressources naturelles. Néanmoins, le pays a continué de souffrir de maux persistants : corruption, infrastructures insuffisantes, pauvreté et sous-développement dans des secteurs clés comme l’éducation et la santé.
(2) Les réformes économiques récentes
Ces dernières années, des efforts ont été faits pour stabiliser la politique économique, notamment par des réformes fiscales et monétaires, une gestion améliorée des ressources naturelles et la création d’un environnement plus favorable aux investissements étrangers. Un exemple concret est la réforme du secteur minier, avec la signature de nouveaux contrats miniers plus avantageux pour la Guinée, comme le pacte d’actionnaires du 8 mars 2023 pour la Compagnie Transguinéenne (CTG), associant Rio Tinto, WCS et l’État guinéen. Créée en juillet 2022, la CTG a pour mission de construire la voie ferrée, avec 15 % des actions détenues par la Guinée. Cette infrastructure sera également utilisée pour le transport d’autres produits et de passagers. À terme, elle sera rétrocédée à l’État guinéen.
(3) Les défis structurels
Cependant, de nombreux défis structurels persistent. Le pays lutte avec des problèmes chroniques d’infrastructures (routes, électricité, eau potable), de gouvernance, de gestion des finances publiques et de diversification de son économie. L’économie guinéenne reste trop dépendante de l’exportation de la bauxite, ce qui la rend vulnérable aux fluctuations des prix mondiaux des matières premières.
Des exemples concrets incluent les projets de routes nationales Conakry-Kindia, Labé-Mail, Dabiss-Québo, et l’enclavement des voies urbaines, des projets qui, bien qu’importants, illustrent les difficultés rencontrées par la Guinée pour améliorer ses infrastructures de transport, élément essentiel pour soutenir un développement économique durable.
II. Est-ce que l’économie guinéenne, en l’état actuel, est capable de répondre aux exigences du développement économique du pays ?
Il est important de rappeler que, même si l’économie d’un pays peut être florissante, une gestion interne chaotique peut empêcher que cette prospérité soit partagée de manière équitable. En d’autres termes, une bonne performance économique peut être compromise par des dysfonctionnements à l’intérieur du pays.
Pour répondre à cette question, il faut reconnaître que le développement économique de la Guinée repose sur plusieurs facteurs essentiels : la diversification de l’économie, l’amélioration des infrastructures, la création d’emplois et la gestion efficace des ressources naturelles. La politique économique actuelle semble répondre à ces besoins dans une large mesure, mais certains aspects nécessitent encore des ajustements.
(1) La diversification de l’économie
L’un des principaux défis de la Guinée est de réduire sa dépendance à l’exploitation minière. Bien que des efforts aient été faits dans des secteurs comme l’agriculture, les résultats restent encore limités. Prenez l’exemple de l’agriculture : malgré les initiatives pour développer des cultures comme le riz, la pomme de terre, le maïs, la Guinée reste dépendante des importations alimentaires. Et pouvez-vous imaginer combien coûte un sac de riz de 50 kg sur le marché guinéen ?
La Guinée possède un potentiel énorme dans l’agriculture, avec des terres arables abondantes et un climat favorable à la culture de nombreuses denrées. Cependant, la faiblesse des infrastructures rurales, la gestion inefficace de l’eau et l’absence d’une politique agricole claire freinent cette diversification. Soyons honnêtes : bien que les projets agricoles soient souvent conçus dans des bureaux climatisés, ce n’est pas dans ces bureaux qu’ils doivent se réaliser.
Il y a 20 ans, la jeunesse guinéenne ne s’intéressait guère à l’agriculture. Mais aujourd’hui, un changement s’opère : la jeunesse s’engage de plus en plus dans ce secteur, même avec des moyens limités. Cependant, ce qu’il manque à cette jeunesse, c’est un accompagnement efficace de la part de nos gouvernants. Que faut-il faire pour pallier ces difficultés ? La réponse est simple : soutenir cette jeunesse et lui demander des comptes, comme un bon père de famille le ferait.
(2) Les investissements dans les infrastructures
Les investissements dans les infrastructures restent insuffisants pour soutenir la croissance économique. L’accès à l’électricité, à l’eau potable et aux infrastructures de transport est crucial pour stimuler l’industrie et attirer les investissements. Bien que le pays ait progressé en matière de partenariats pour financer ces infrastructures, la mise en œuvre reste encore trop lente. À qui la faute ? Je dirais au « père de famille », car c’est à lui de demander des comptes à ses enfants (le peuple), mais aussi à ses invités (les investisseurs et autres).
Prenons l’exemple du projet Kaléta, une centrale hydroélectrique financée par la Chine. Ce projet a permis d’augmenter la capacité de production d’électricité du pays, mais des problèmes de gestion interne empêchent sa mise en service effective. Cela montre bien les défis de mise en œuvre, même quand des projets ambitieux sont lancés.
(3) Les défis de la gouvernance, la responsabilité sociétale des entreprises
La gouvernance reste l’un des points les plus faibles de l’économie guinéenne. La corruption, la mauvaise gestion des finances publiques et le manque de transparence dans l’utilisation des ressources ralentissent les réformes et nuisent à l’efficacité des politiques économiques. Le pays doit absolument améliorer la gestion des recettes fiscales et minérales pour garantir qu’elles soient utilisées à bon escient et non détournées.
Le scandale des contrats miniers sous l’ancienne administration est un exemple emblématique de la mauvaise gestion des ressources naturelles et de l’impact de la corruption sur les finances publiques. Bien que la Guinée ait entamé des réformes pour améliorer la transparence, notamment avec l’Initiative pour la Transparence des Industries Extractives (ITIE), de nombreux défis demeurent.
Je suggère au gouvernement guinéen de mettre en place des mécanismes clairs et efficaces pour garantir l’application de la réglementation en matière de développement durable. Cela passe par une mise en œuvre rigoureuse, mais aussi par un engagement fort de toutes les parties prenantes : des autorités publiques aux entreprises, en passant par la société civile. Chacun doit prendre conscience de sa responsabilité sociétale et de l’impact de ses actions, que ce soit sur l’environnement ou sur les communautés. Je recommande également que le gouvernement facilite une approche collaborative, en encourageant la communication entre toutes les parties concernées, afin d’assurer une application cohérente et responsable des normes. Cette démarche collective est essentielle pour réussir à atteindre les objectifs de développement durable tout en préservant les intérêts de la population et de l’environnement.
(4) La politique sociale et le développement humain
Un aspect très important du développement économique de la Guinée est la dimension sociale et humaine. Bien que des efforts aient été faits pour améliorer l’accès à l’éducation et aux soins de santé, les inégalités persistent, surtout en milieu rural. Les investissements dans ces secteurs sont insuffisants pour répondre aux besoins croissants de la population, limitant ainsi l’impact réel des politiques économiques.
Lorsque l’on parle de politique économique, on parle inévitablement du bien-être de la population. Même si un pays connaît une croissance économique de 20 %, si cet impact n’est pas visible dans le quotidien des citoyens, notamment dans leur panier de la ménagère, alors il reste encore beaucoup à faire. J’ai eu la chance de participer à certaines études sur le terrain en Asie, et il faut reconnaître que chaque personne occupant une position de responsabilité pense avant tout au bien-être de son peuple. En Chine, par exemple, ce concept est désigné par l’expression « 老百姓 » (les gens ordinaires), soulignant l’importance de travailler pour le bien-être de ceux pour qui nous avons été élus ou nommés.
III. Le projet de Simandou : quelle orientation économique pour que les recettes profitent à tous les Guinéens ?
Le projet de Simandou est sans doute l’un des plus grands projets miniers que la Guinée n’ait jamais connus. Il est sur toutes les lèvres, alimentant les discussions quotidiennes à travers le pays. Ce gigantesque projet, qui suscite de nombreux fantasmes parmi les différentes couches sociales, les experts miniers et les autorités guinéennes, représente un moteur potentiel de développement pour la Guinée. Toutefois, la question centrale demeure : comment gérer les recettes financières générées par Simandou pour qu’elles bénéficient véritablement à l’ensemble des Guinéens ?
(1) La taille du projet Simandou
Simandou, situé au Sud-Est de la Guinée, couvre une superficie de plus de 110 km², à la frontière du Liberia, de la Sierra Leone et de la Côte d’Ivoire. Selon le Winning Consortium Simandou (WCS), ce projet abrite l’une des plus grandes réserves inexploitées de minerai de fer de haute qualité au monde. Avec des réserves estimées à 2,4 milliards de tonnes et une teneur en fer supérieure à 65,5 %, Simandou représente une véritable manne financière pour la Guinée.
L’exploitation de ce projet pourrait rapporter des milliards de dollars en recettes fiscales, mais il est impératif que ces revenus profitent réellement à l’ensemble de la population guinéenne, et non seulement aux multinationales et aux élites locales. Ce projet pourrait à terme augmenter le PIB du pays de 5 %. Toutefois, cette augmentation économique ne doit pas rester abstraite ; elle doit se traduire concrètement dans la vie quotidienne des Guinéens, dans le panier de la ménagère, sans nécessiter de manifestations ou de revendications populaires.
Prenons l’exemple du projet de la bauxite de Boké, qui est exploité depuis 1973 sur les plateaux de Sangarédi, Télimélé et Gaoul. Si les revenus de ce projet ont parfois été détournés, la population locale n’en a retiré que peu de bénéfices, illustrant ainsi la nécessité de renforcer la transparence et la bonne gouvernance dans la gestion des ressources naturelles. Si Simandou est mal géré, il pourrait bien suivre le même chemin.
(2) Utilisation des recettes de Simandou pour le développement national
Pour garantir que les recettes générées par Simandou profitent à tous les Guinéens, le gouvernement doit impérativement mettre en place un plan stratégique d’investissement. Ce plan doit cibler des secteurs essentiels tels que l’éducation, la santé, les infrastructures et la création d’emplois. Ces investissements doivent être pensés à long terme, non seulement pour améliorer la vie des Guinéens aujourd’hui, mais aussi pour diversifier l’économie et renforcer les capacités locales pour les décennies à venir.
Il est temps de sortir des discours et des projets de pose de première pierre, et de passer à l’action. Ce sont les actions concrètes, et non les promesses, qui feront la différence sur le terrain.
(3) Partenariats public-privé pour le développement
Un modèle de partenariat public-privé (PPP), qui a déjà fait ses preuves dans d’autres secteurs en Guinée, pourrait être une solution efficace pour garantir que les bénéfices de Simandou profitent aux Guinéens. Le gouvernement doit veiller à ce qu’une part substantielle des revenus générés par le projet soit investie dans des projets d’infrastructures et dans des initiatives locales qui soutiendront la croissance économique à long terme.
Pour ce faire, il est nécessaire de créer un cadre juridique et fiscal solide qui puisse garantir une gestion transparente et équitable des recettes. J’ai eu l’opportunité de discuter avec un dirigeant d’une entreprise minière lors d’une conférence sur les investissements. Lors de cette discussion, il m’a fait comprendre que le code minier guinéen était très faible, précisant que « votre code minier ne fait même pas 200 pages ». Cette observation souligne l’importance de renforcer notre cadre juridique pour attirer des investissements de qualité tout en garantissant que les bénéfices reviennent à la population.
Un bon partenariat public-privé pourrait transformer le projet Simandou en un modèle de développement intégré. Je suggère au gouvernement guinéen d’étudier la mise en place d’un modèle de fonds pour financer les infrastructures du pays. Le Fonds souverain norvégien, qui utilise les recettes de ses ressources naturelles pour investir à long terme et garantir la prospérité future de ses citoyens, pourrait servir de modèle pour la Guinée. À partir de Simandou, la Guinée pourrait créer un fonds similaire pour assurer la prospérité de ses générations futures.
A suivre, la seconde partie de l’entretien !
Propos recueillis par Gassime Fofana